Isabelle Paré Le Devoir
29 janvier 2004
Psychiatre spécialisé dans l’enfance mal aimée, le Dr Michel Lemay, de l’hôpital Sainte-Justine, est catégorique: le nombre d’enfants laissés dans un état de quasi-abandon par leurs parents monte en flèche, et notre système de protection de l’enfance contribue malheureusement souvent à accentuer leurs problèmes, entend-il rappeler aujourd’hui et demain dans le cadre d’un forum sur l’abandon qui réunira à Montréal des experts des centres jeunesse et des milieux associés à la protection de l’enfance.
«Il y a une proportion de plus en plus importante de jeunes dans notre société qui sont en quête d’un lieu pour vivre, en quête d’appartenance et d’une famille substitutive et qui n’en trouvent pas. On peut penser qu’il y a plusieurs milliers d’enfants laissés à l’abandon de la sorte dans une ville comme Montréal», soutient le Dr Lemay.
En fait, il ne s’agit pas d’enfants orphelins. «Ceux-là sont chanceux!», clame le psychiatre. Ce sont plutôt des enfants nés de parents connus, mais ceux-ci n’apportent cependant aucune présence significative à leur enfant, les privant de l’attention et de l’attachement essentiels à leur développement normal. Mal aimés, ces enfants se débrouillent seuls la plupart du temps, veillent eux-mêmes à leurs besoins primaires et n’ont à peu près aucune attache émotive.
«Il y a toute une cohorte d’enfants d’âge scolaire qui vivote ainsi, qui finit par être oubliée. Plus tard, ces jeunes désinvestis ont de graves séquelles mais courent en plus le risque de devenir eux aussi des parents qui ne prennent pas leurs enfants en charge», plaide-t-il.
C’est notamment le cas de Benoît, un enfant qui, dès l’âge de quatre ans, a présenté des carences importantes et a été pris en charge par les centres jeunesse. Jusqu’à sa majorité, Benoît connaîtra 25 placements différents et croisera des centaines d’intervenants. Ce traitement a à coup sûr aggravé son état, entraînant des troubles de l’attachement et de comportement. Plusieurs de ces enfants sombrent ensuite dans la délinquance et la violence, d’autres dans une dépression qui les mènera éventuellement au suicide.
Selon le Dr Lemay, la réponse apportée aux enfants laissés à l’abandon par le système actuel leur fait parfois plus de mal que de bien, compte tenu des placements multiples auxquels ils sont soumis. «Quand on retourne sans cesse ces enfants dans leur milieu naturel, on fait de l’acharnement thérapeutique qui aboutit à une impasse. Pour arrêter ce cercle vicieux, il faut cesser le cortège des placements», affirme ce pédopsychiatre qui croit aux bienfaits de la vie en institution pour une certaine catégorie d’enfants.
Les données scientifiques sur l’importance du phénomène de l’attachement dans la tendre enfance doivent nous mener à changer nos façons d’aider ces enfants, plaide-t-il. «On peut continuer à croire au retour dans le milieu naturel pour certaines catégories d’enfants, mais pour d’autres, c’est utopique», insiste ce dernier.
Or, même si le milieu de la protection de la jeunesse tend aujourd’hui à reconnaître qu’une famille de remplacement fait plus de bien à l’enfant qu’une famille naturelle inadéquate, le système tarde à changer. «Entre ce que nous connaissons sur l’attachement et ce que nous faisons, il y a un hiatus. Sans vouloir dénoncer le système, il faut se pencher sur ce qu’on peut faire pour arrêter cette discontinuité», déplore le Dr Lemay.
Comme Le Devoir en faisait état le 8 janvier dernier, cette réflexion sur la discontinuité des services aux enfants mal aimés est d’ailleurs au cœur du processus de révision en cours de la Loi sur la protection de la jeunesse. Pour prévenir les placements à répétition, le législateur envisage de revoir la notion d’autorité parentale afin de permettre aux centres jeunesse d’offrir rapidement un projet de vie permanent à un enfant semi-abandonné.
En vertu de ce concept, un jeune enfant pourrait être déclaré «adoptable» après deux ans ou placé de façon permanente en famille d’accueil, voire en centre de réadaptation, si ses parents ne se montrent pas aptes à en prendre soin à l’intérieur de ce délai. Selon le Dr Lemay, un tel changement à la loi s’impose. «Deux ans, pour un parent, ce n’est pas long, mais pour un enfant de deux ans dont le développement est compromis, c’est une éternité», dit-il.
Malgré leur parcours périlleux, certains de ces jeunes laissés à l’abandon réussissent tout de même à s’en tirer, ajoute ce médecin. Plusieurs exemples d’expériences réussies seront d’ailleurs présentés aux spécialistes réunis lors de ce forum sur l’abandon.
«Présentement, beaucoup de personnes s’occupent de ces jeunes, mais durant de courtes périodes. Cela a un effet pathogène. Les seuls jeunes qui réussissent à s’en tirer ont été suivis longuement, soit par des psychiatres, un travailleur social, soit par une famille d’accueil, qui s’est investie pendant six, sept, huit ans. S’ils ne rencontrent pas une personne significative au cours de leurs 15 premières années de vie, ces jeunes sont cuits», conclut le Dr Lemay.