Emmanuelle Skyvington
Publié le 04/09/18 mis à jour le 15/07/20

“Comment peut-on abandonner son enfant ? Est-ce d’ailleurs le bon mot ? Certaines mères préfèrent parler de « don ».”
Melanie Challe / Hans Lucas
On parle souvent des enfants nés sous X, mais très rarement de leurs mères. De celles qui ont dû faire cette douloureuse démarche et qui en gardent des séquelles, parfois à vie. Cinq femmes se racontent et libèrent une parole taboue, que ce documentaire émouvant a permis de faire éclore.
Janine, Emmanuelle, Danielle, Alice et Eliane ont accouché anonymement, comme le permet la législation française depuis 1942. Elles ont accepté de se confier à Nicolas Bourgoin et Nathalie Perrier, réalisateurs de Mères sous X, mères de l’ombre. Un film fort qui donne à entendre les témoignages de celles qui se sont confrontées à l’un des tabous de notre société : abandonner son nouveau-né.
Nicolas Bourgoin, d’où vous est venue l’idée de ce documentaire ?
En 2008, j’avais lu l’ouvrage Faut-il supprimer l’accouchement sous X ? Mères et enfants du secret témoignent (1), de Nathalie Perrier, alors journaliste au Parisien. J’avais trouvé hallucinant le témoignage de ces femmes à qui on ne donne jamais la parole. Il y avait une matière évidente pour concevoir un documentaire. C’est ainsi que le projet est né et que nous avons décidé de réaliser ce film.
Les cinq femmes qui participent au film témoignent à visage découvert. Ont-elles accepté facilement ?
Il existe beaucoup de reportages et documentaires sur les enfants nés sous X, mais peu de choses sur leurs mères… Grâce au réseau de Nathalie, nous avons pu rencontrer des femmes qui avaient accouché sous X. Nous leur avons longuement parlé avant de les convaincre de témoigner et de raconter leur histoire mais, à partir du moment où elles ont accepté, elles se sont confiées comme jamais sur ces moments extrêmement durs et le traumatisme qu’elles ont vécu. Toutes répondent à des interrogations difficiles, à commencer par la plus sensible : comment peut-on abandonner son enfant ? Est-ce d’ailleurs le bon mot ? Certaines mères préfèrent parler de « don ».

Cachées à l’étranger, éloignées de la famille, séparées d’un bébé qu’elles ont à peine vu ou embrassé : elles évoquent rarement cette époque dramatique de leur vie.
Pour beaucoup, c’était la première fois qu’elles racontaient leur histoire avec autant de détails. Certaines ne l’avaient pas évoqué depuis leur accouchement quinze, vingt ou trente ans plus tôt. Elles gardaient enfouis en elles ce secret et leur souffrance viscérale. Le tournage leur a donné la possibilité de libérer cette parole. C’est le cas d’Emmanuelle, 41 ans, prof de sport qui vit en Suisse, que nous avons filmée avec sa mère, Chris. Submergée de problèmes personnels à l’époque de la grossesse de sa fille, celle-ci lui avoue aujourd’hui : « Quand tu m’as parlé d’absence de règles, j’ai compris que tu étais enceinte. Mais je ne pouvais pas t’aider à ce moment-là. » Emmanuelle réalise devant la caméra que sa mère savait et qu’elle n’a rien fait pour éviter ce drame. « Si tu avais réagi, ma vie aurait été complètement différente », lui dit-elle. C’était un moment intense du tournage. Il y en a eu d’autres. Tous les entretiens se sont révélés très émouvants et d’une grande justesse de parole. Nous étions contraints de faire régulièrement des pauses pour qu’elles puissent reprendre le fil de leurs pensées.
Contrairement aux idées reçues, ces femmes ne viennent pas forcément de milieux défavorisés. En revanche, elles ont toutes vécu un déni de grossesse et subi des pressions familiales.
Effectivement, il y a des points communs. Toutes ces femmes ont nié dans un premier temps leur grossesse, qu’elles ont découverte trop tard pour avorter. Dans les témoignages, on constate également que, derrière une femme qui accouche sous X, il y a souvent une mère, ou une grand-mère, un peu maltraitante, qui prend la décision à la place de sa fille ou petite-fille. Elles leur en veulent d’ailleurs encore beaucoup. Dans toutes les histoires, il y a toujours, à un moment donné, un manque d’écoute ou de bienveillance.
“Comment puis-je être heureuse, alors que j’ai fait souffrir un enfant que j’ai porté pendant neuf mois ? ”
Après la séparation, la vie continue, marquée par une culpabilité qui peut prendre plusieurs formes : l’autopunition, les mensonges…
Pendant vingt ans, Janine nous a raconté qu’elle s’est interdit de vivre, d’être heureuse. Elle n’a pas eu d’autre enfant ni de vie amoureuse. « Comment puis-je être heureuse, alors que j’ai fait souffrir un enfant que j’ai porté pendant neuf mois ? » Son récit m’a bouleversé. D’autres mères, pour pouvoir supporter cette prise de décision, s’inventent des histoires complètement dingues. Emmanuelle a prétendu au père de son enfant, avec qui elle a poursuivi une relation, que leur bébé était mort à la naissance. Elle a vécu avec ce mensonge terrifiant et le poids du secret pendant des années.
Après la « levée du secret », et grâce au CNAOP (Centre national pour l’accès aux origines personnelles), enfants nés sous X et mères biologiques parviennent parfois à se retrouver. Où en sont les femmes qui témoignent et qu’attendent-elles de la diffusion du documentaire ?
La grande question est de savoir comment on vit après avoir accouché sous X et abandonné — ou confié, donné — son enfant. Les cinq femmes du film ont toutes envie de retrouver leur enfant. Deux d’entre elles y sont parvenues. Les trois autres ont fait la démarche de « lever le secret » mais sont dans l’attente. Elles s’interdisent d’entamer des procédures parallèles, comme de solliciter un détective privé. Evidemment, c’est toujours compliqué de se voir à la télévision, surtout pour raconter de telles histoires, mais c’était nécessaire pour elles. Pour celles qui n’ont pas retrouvé leur enfant, il y a aussi l’espoir, derrière, de se dire : « Peut-être que mon enfant verra ce film à la télévision et qu’il se manifestera après. »