- L’adoption, les deux faces du miroir
- Témoignage d’une mère adoptive
L’enfant adopté porte en lui un vécu antérieur plus ou moins conscient, plus ou moins douloureux. Les parents, quant à eux, voient enfin leur rêve se réaliser, d’où un décalage. Dans cette filiation établie juridiquement, l’enjeu est de devenir parent et enfant d’une même famille. Mais résonnent différemment des mots comme identité, appartenance, ressemblance…
C’est en tant que mère adoptive que j’ai été amenée à réfléchir à la construction du lien de filiation. Ce qui semblait aller de soi – adopter, aimer ses enfants, être pleinement parents (pour soi et pour les enfants) – s’est révélé un peu plus complexe que nous (parents adoptifs) ne l’imaginions. Je me propose d’explorer ici certains aspects de cette complexité.
Comme beaucoup de parents adoptifs, nous avions le sentiment que le lien biologique est peu de chose au regard du lien psychique et affectif ; avec la certitude que l’un ne dépend pas de l’autre. Quelque trente ans plus tard, la problématique de leur interdépendance s’est cependant imposée à moiQue la filiation trouve son origine dans le biologique, c’est ce qui semble le plus évident : sont parents ceux qui donnent la vie. Mais cette évidence ne va pas toujours de soi. La filiation n’est pas définie partout par le lien biologique ; c’est un consensus culturel qui chez nous s’inscrit dans le droit, dans le juridique. Est père, en France, l’époux de la mère qui déclare l’enfant à la mairie, ou celui qui reconnaît l’enfant.
Quant au sentiment de filiation, il s’enracine dans le psychisme et dans l’affectivité. Dans le psychisme lorsque l’on se vit comme héritier d’une double lignée (dont on peut être plus ou moins fier). Dans l’affectivité lorsque les parents sont des objets d’amour – ou de haine – pour leurs enfants. Le lien psychique peut être fort même lorsque la relation affective est chargée négativement.
En règle générale, la filiation se fonde à partir de la donnée biologique qui reçoit du juridique l’identité sociale et la stabilité dans la durée ; ce qui conditionne l’épanouissement sécurisé de la relation psychique et affective. En l’absence du lien biologique, parentalité et filiation ont à s’organiser autrement. Ce sont les écarts entre cette organisation particulière et ce qui se passe dans “la famille par le sang” que je voudrais tenter ici d’approcher.
Biologique et juridique au regard de la société
Filiation et parentalité sont à l’évidence des liens qui se nouent dans une famille, elle-même incluse dans une société donnée. Les regards “venus de l’extérieur” ne sont pas sans influence sur le devenir de ces liens. Un paradoxe apparaît d’emblée : au plan juridique, l’adoption plénière affirme la primauté du juridique sur le biologique (tout acte de naissance demandé à l’état civil inscrit “né de”, suivi du nom des parents adoptifs) ; mais, par ailleurs, les pères qui revendiquent ou contestent leur paternité auprès des tribunaux reçoivent un jugement qui s’appuie sur un test génétique. Et c’est alors le biologique qui “fait loi”. L’incertitude est ainsi introduite sur ce qui, en dernière instance, du juridique ou du biologique, légitime le lien parental. Quelles seront les répercussions sur la façon dont vont se tisser les liens dans la famille adoptive ? Cette question qui, le plus souvent, n’est même pas formulée, n’est pourtant pas neutre.
À noter cependant la différence qui existe entre les hommes et les femmes quand il s’agit de reconnaissance de filiation. La paternité est tributaire du juridique : est père celui qui a épousé la mère devant la loi ou celui qui, publiquement, reconnaît son enfant pour le sien dans les conditions prévues par la loi. La maternité, elle, est une évidence biologique : est mère celle qui porte et met au monde un enfant. Seules les récentes et très rares mères porteuses créées par les techniques de la médecine moderne contredisent ce fait. Encore aujourd’hui, pour l’enfant adopté à la recherche de son passé, la quête des origines se confond presque toujours avec celle de la mère de naissance. C’est à elle que l’enfant reproche son abandon, c’est de son contact charnel, qui fut celui de ses neuf mois de vie intra-utérine, qu’il garde la nostalgie.
Ces quelques réflexions, rapidement évoquées, pourraient être complétées de beaucoup d’autres qui permettent d’affirmer que devenir parent adoptif ou enfant adopté, c’est bien devenir parent autrement et devenir enfant autrement. Les deux modes de filiation ne sont pas équivalents : il y a dans l’adoption une autre élaboration du lien.
D’inévitables malentendus
La façon dont l’adulte devient parent adoptif suit souvent des chemins très différents de ceux que doit suivre l’enfant pour devenir son enfant adopté. D’où parfois des souffrances et des malentendus. Pour divers que soient leurs parcours et leurs motivations, les couples qui désirent adopter un enfant partagent fréquemment des situations qui modèlent leur attente et leur représentation de l’enfant à venir. Ce sont, le plus souvent, des couples socialement bien insérés qui témoignent d’une ouverture d’esprit et de cœur. Pourtant, ils souffrent d’un manque et un enfant serait la preuve, le témoignage de leur accomplissement. Si le couple a déjà des enfants, le désir d’adoption exprime souvent une générosité, un altruisme qui le porte avec élan vers un enfant privé de soins et d’amour. Ce qui n’empêche pas une face cachée du désir des parents. Les couples stériles veulent le plus souvent réparer la blessure d’une image de soi déficiente ; le désir d’adoption des couples avec enfants coïncide parfois avec le besoin de nourrir une estime de soi par un acte qui s’inscrit dans le champ des valeurs reconnues de tous.
Quant à l’enfant, ses attentes et ses besoins sont différents. Lorsque les parents sont en quête de surplus de sens, les enfants sont, pour leur part, en recherche de survie… Les enfants sous-alimentés, malades, maltraités ou négligés ont le besoin vital d’être protégés. Ayant plusieurs fois changé de mains, attachés, détachés, ils ont besoin de sécurité (même s’ils sont parfois incapables de l’installer en eux quand la situation nouvelle la leur apporte). Et les malentendus peuvent commencer dès la première rencontre.
La psychothérapeute québécoise Johanne Lemieux les désigne ainsi : les parents ont une demande affective immédiate, la rencontre est pour eux un moment d’exceptionnelle intensité, ils s’imaginent qu’il en va de même pour l’enfant. Or ce n’est pas toujours le cas. L’enfant qui arrive dans sa nouvelle famille l’a rarement souhaité. Parfois même, encore en deuil d’un attachement antérieur, il vit la rencontre non pas comme une fête mais comme un traumatisme supplémentaire. Un sentiment de frustration peut alors apparaître chez les parents, déçus que l’enfant ne réponde pas à leur émotion heureuse. Un sentiment d’incompréhension peut dominer chez l’enfant qui, lui, vit une sorte de deuil…
Autre malentendu : pour survivre, l’enfant tôt abandonné à lui-même a appris à ne compter que sur lui-même, à manipuler l’adulte dont il a besoin, comme à se passer le plus possible de tous les adultes. Les parents qui se vivent comme sauveurs risquent d’être très déçus. De victime, l’enfant peut rapidement devenir persécuteur, rejetant violemment tout geste de tendresse, toute approche affectueuse.
L’ajustement se fait souvent en quelques mois, mais l’élaboration du lien est lente, douloureuse, problématique. Les parents doivent faire preuve de patience, sécuriser l’enfant par une vie réglée, rythmée, d’où sont éliminés surprises et imprévus. Être présents, disponibles, dans une écoute attentive, essayer de comprendre ce qui paraît incompréhensible tout en sachant aussi s’effacer, respecter la marge d’autonomie nécessaire à l’enfant encore incapable de faire confiance à tout autre qu’à lui-même, cela n’est pas toujours chose aisée. Et les uns et les autres souffrent parfois terriblement. Le lien sera enfin sûr le jour où le parent sera ressenti comme rassurant, fiable, compréhensif pour un enfant, et quand celui-ci sera capable d’exprimer son affection, même en de rares et brefs moments…
Deux altérités
À qui leur parle de l’altérité de l’enfant adopté, les parents “par le sang” répondent systématiquement : “Mais il en est de même pour nous ; l’enfant qui arrive est toujours autre que l’enfant attendu.” L’évidence apparente de cette objection m’a longtemps prise au dépourvu, jusqu’au jour où la discussion avec une autre mère adoptive (Marylène Fèvre) a éclairé les choses.
L’enfant né d’un couple est d’abord perçu comme confortant ce dernier dans son identité. Il est de la famille, et la question de l’appartenance, de l’intégration, est dépourvue de sens. Sa place est désignée de fait, de droit. Très vite, l’entourage note les ressemblances physiques avec tel ou tel, mais si l’enfant montre bientôt des traits de caractère qui lui sont propres, chacun s’en émerveille : “Il a son petit caractère !” Tous l’encouragent à marquer sa différence. Certes, il introduit une altérité dans la famille mais il est “frappé” du sceau de l’identité commune. L’évolution de l’enfant vers l’âge adulte, en dépit des ruptures et des secousses de l’adolescence, se fait toujours dans le même sens : de la ressemblance et de l’appartenance primordiales à la différenciation et à l’autonomie, incluant au passage de nombreuses références à la culture familiale commune.
Mais pour un enfant adopté, il en va tout autrement. Et les choses sont plus difficiles encore s’il arrive dans sa nouvelle famille après l’âge de 6 ou 7 ans, déjà marqué par son appartenance antérieure à une culture autre. Sa venue apporte d’emblée l’altérité dans la famille. Et ce qui est attendu de lui, ce n’est pas qu’il accentue ses différences, qu’il s’autonomise, mais qu’il s’intègre. Apprendre la langue de la “tribu”, oublier la sienne, apprendre de nouveaux codes culturels, prendre de nouvelles habitudes, percevoir les connivences familiales, tel est le parcours de l’enfant adopté pour devenir un jour celui qui ne sera plus différent, celui qui fera partie de la famille.
La quête d’identité et d’autonomie qui va de pair avec la crise d’adolescence produit alors chez l’enfant adopté non pas l’accélération d’une différenciation déjà à l’œuvre, mais un véritable retournement de la posture intérieure. Autrement dit, l’enfant biologique, né dans l’appartenance, effectue un parcours que l’on pourrait qualifier de centrifuge, qui l’autonomise sans toutefois le rendre étranger à sa famille, alors que l’enfant adopté, né étranger, effectue un parcours centripète d’intégration à la famille, avec l’idée plus ou moins consciente d’être un jour “le même qu’eux”… Mais voilà qu’à l’adolescence il faut inverser la dynamique ! Exister, pour l’adolescent adopté, c’est, comme pour tous les autres, devenir autonome, mais avec l’angoisse d’être rendu à son étrangeté initiale. Angoisse proche de celle de désaffiliation qui, selon Jacques Lévine, est commune à tous les humains. L’angoisse d’être rejeté de la communauté humaine d’appartenance et d’être renvoyé à une définitive et mortelle solitude.
Conflit de loyauté et triple appartenance
L’enfant adopté vit rarement sans problème sa relation d’appartenance. Les parents adoptifs, qu’ils soient ou non parents biologiques par ailleurs, ont, eux, une (seule) famille qui leur appartient, à laquelle ils appartiennent. Il en va tout autrement pour l’enfant adopté. Qu’on le veuille ou non, il porte dans son imaginaire, plus ou moins consciemment, deux couples de parents entre lesquels il est parfois pris dans un conflit de loyauté. A-t-il vraiment le droit d’oublier ceux qui l’ont abandonné ? A-t-il vraiment le droit de profiter de la chance qu’il a d’être ici, quand eux sont ailleurs, vraisemblablement dans la misère ? Et puis qui est-il vraiment ? Entre les parents biologiques dont il porte l’héritage génétique et la famille devenue maintenant la sienne, où est sa “vraie” place ? Écart difficile qui, à l’adolescence, peut devenir insupportable écartèlement.
Ce conflit de loyauté qui obsède certains et en effleure d’autres fugitivement se fait jour dans le besoin de quête des origines. Besoin qui s’impose à des jeunes pourtant très attachés à leur famille. On retrouve ici la distinction entre lien psychique et lien affectif : un enfant adopté qui aime ses parents adoptifs peut cependant se vivre psychiquement comme héritier, comme descendant d’une autre famille. Aimer quelqu’un “comme un père” ne suppose pas nécessairement de s’installer mentalement dans son arbre généalogique. D’où de graves incompréhensions entre parents et enfants ; ces derniers ayant le sentiment que seuls peuvent les comprendre ceux qui ont vécu la même expérience, ceux de “la grande famille des adoptés”. Jacques Lévine résume en ces termes le conflit : “L’enfant adopté vit la territorialisation familiale travaillé par quatre désirs contradictoires : le désir de fidélité aux géniteurs qui peut l’amener à récuser l’appartenance à la famille adoptive ; le désir d’éliminer les géniteurs du champ de sa pensée, ce qui l’amène à nier la réalité de son origine biologique et à ne se considérer que comme l’enfant de ses parents adoptifs ; le désir de se vivre comme n’étant l’enfant de personne ; le désir de s’inscrire de façon harmonieuse et unifiée dans la triple appartenance : famille des géniteurs, des adoptants, des adoptés” . Et c’est en entretenant une bonne relation imaginaire avec les parents géniteurs, continue Lévine, que les parents adoptifs seront le mieux à même d’aider leur enfant.
Conclusion
Ces quelques particularités, propres à la filiation adoptive, sont souvent mentionnées dans les articles des professionnels. On constate que si elles interrogent la construction de la filiation, il est très rare qu’elles l’invalident. Ce qui, plus souvent, handicape lourdement la réussite de la filiation adoptive tient des répercussions de l’abandon ou des carences initiales sur le psychisme de l’enfant et de la difficulté qu’ont les parents à prendre la mesure de cette souffrance. Des blessures superficiellement cicatrisées sont présentes à jamais au plus profond de l’être… Se construire avec assurance, donner à l’autre sa confiance sans retenue resteront pour beaucoup de nos enfants un défi sans cesse renouvelé.