
Le premier refuge
Journal Le Soleil 15 février 2020
«Viens voir!»
J’ai à peine le temps d’enfiler la paire de pantoufles réservée pour la visite qu’Hélène m’invite à la suivre vers une chambre légèrement plongée dans l’obscurité. Nous entrons sur la pointe des pieds. «Regarde!»
Son cœur fond en me les montrant. Le mien aussi.
«Parfois, je les colle un peu et ils sont contents.»
Confortablement emmaillotés, un garçon et une fille somnolent, côte à côte, dans un petit lit d’enfant. Ce sont des jumeaux âgés de seulement 6 semaines. Lors de mon passage, ils étaient chez les Leclerc-Pellerin depuis une dizaine de jours. Un placement d’urgence.
Ces poupons n’étaient pas encore nés que leur existence s’annonçait déjà compliquée.
Hélène et Yvon savent peu de choses sur la mère, encore moins sur le père. Le mot «désorganisation» revient souvent dans la bouche des intervenants de la Direction de la protection de la jeunesse lorsqu’on leur décrit les familles biologiques des enfants qui leur sont confiés.
De toute manière, savoir ce que les parents ont fait ou ne pas fait ne change rien à la réalité actuelle des jumeaux, pour prendre ce plus récent exemple.
Le frère et la sœur ont besoin d’être nourris, lavés, habillés, changés de couche et de recevoir tous les soins de base et essentiels à leur bien-être, le jour comme la nuit.
Mais Hélène et Yvon font beaucoup plus que cela. Ils adoucissent la venue au monde d’enfants qui ont également besoin d’être bercés, rassurés et aimés.
Agronome de profession, Hélène Leclerc y pensait depuis longtemps. Il y a dix ans, un matin très tôt, elle s’est réveillée pour s’asseoir bien droite dans son lit. «Bon, c’est assez! Je sais ce que je veux faire.»
C’est maintenant qu’elle amorçait les démarches pour devenir famille d’accueil. Son projet de retraite.
Agriculteur, Yvon Pellerin n’a pas été surpris par la décision de son épouse, une mère comblée lorsque les amis de leurs deux grands enfants envahissaient la chaleureuse maison de campagne, à Bécancour.
«J’aime l’esprit de famille, quand la table est pleine! Petite fille, je jouais à la poupée du matin au soir», se remémore Hélène qui a d’abord accueilli une adolescente de 15 ans, à temps plein et jusqu’à ses 18 ans.
Durant cette période, la mère de celle-ci a accouché d’un bébé prématuré qui, à son tour, s’est retrouvé sous la responsabilité d’Hélène pendant deux mois. C’est elle qui est allée chercher le fragile nouveau-né à l’hôpital où elle a même passé la nuit.
«On m’a donné une petite formation sur les soins que j’avais à lui apporter. Il pesait 4 livres et demie quand je l’ai ramené ici.»
Au cours des huit dernières années, Hélène et Yvon ont accueilli dix-sept enfants, dont les présents jumeaux. La grande majorité d’entre eux – douze placements – étaient des bébés âgés de moins d’un an.
Entre deux poupons, le couple héberge également une fillette de 10 ans, une gentille demoiselle qui restera avec eux jusqu’à ses 18 ans.
Des bébés se sont déjà croisés dans la même journée. L’un partait, un autre arrivait. Trois jours avant la venue des jumeaux, Hélène et Yvon disaient au revoir à un garçon de 4 mois.
Les séjours des bébés sont de courte durée, de quelques jours à quelques mois, le temps d’évaluer la situation. Le couple a notamment accueilli une petite qui est retournée auprès de ses parents qui ont repris leur vie en main.
«Ils m’envoient des photos!», se réjouit Hélène dont les protégés se retrouvent aussi dans des familles d’accueil permanentes (jusqu’à l’âge de la majorité) ou de type «banque mixte» dont l’objectif est l’adoption.
C’est le cas du garçon qui a précédé les jumeaux. Ses parents adoptants, un jeune couple incapable d’avoir un enfant, sont venus passer un après-midi à la maison pour faire connaissance. Un très beau moment.
«Pour moi, chaque bébé confié en adoption est sauvé.»
Hélène devient émue en disant cela. Elle a connu des tout-petits qui, très tôt, ont malheureusement été plongés dans le chaos. Ils ont fait leurs premiers pas dans les traces de modèles qui n’en étaient pas vraiment. Certains sont marqués pour leur vie entière.
À force d’avoir été ignorés et négligés, des bambins s’enferment dans leur mutisme. «J’ai accueilli un bébé qui ne savait même plus pleurer.»
Il y a eu aussi cet autre nourrisson qui est parti en ambulance quelques heures après son arrivée à la maison. Secoué par des spasmes, le poupon né d’une mère toxicomane manifestait des symptômes de sevrage.
«Il faisait pitié», se limitent à dire Hélène et Yvon qui ne portent aucun jugement sur les parents des enfants qui font un bout de vie avec eux.
Durant le passage des bébés, aussi bref soit-il, le couple donne le meilleur de lui-même, persuadé de ceci… Plus vite un petit grandit auprès de personnes lui offrant un milieu de vie stable, sécurisant et aimant, mieux il s’épanouira.
Hélène et Yvon accueillent des bébés qu’ils aiment immédiatement tout en sachant qu’ils devront les laisser partir, les uns après les autres, pour des lendemains qu’ils leur souhaitent heureux.
Des «au revoir» sont plus déchirants que d’autres. Ils pensent à ce garçon qui a vécu avec eux pendant 8 mois. Il les appelait «nana» et «dada» au moment de poursuivre sa route avec sa nouvelle famille.
Hélène me tend son cellulaire et déroule des photos qu’on lui a récemment fait parvenir. Son cœur fond de nouveau en regardant le petit homme tout sourire qu’elle a bercé et apaisé. Ces gestes simples et vrais, elle s’empresse de les répéter avec les jumeaux qui se réveillent dans la chambre d’à côté.