L’identité volé des enfants abandonnés

 

ÉCRIT PAR SYLVAIN MARCELLI
09-10-2001

Au cœur de la question de l’identité, il y a celle de la naissance. “ D’où viens-je ? ” et “ Qui suis-je ? ” sont deux questions évidemment complémentaires. Ne pas savoir quelles sont ses origines, c’est être condamné à devoir affronter l’obscurité permanente, “ un trou noir ”.

En France, ils seraient près de 400 000 à rechercher leurs origines, nés “ sous X ” ou enfants abandonnés sans filiation. En 1999, 560 enfants sont nés de mère inconnue. Le refus de la mère de reconnaître son enfant est souvent lié à une situation de grande précarité sociale : une mère de l’ombre sur deux a moins de 23 ans et ne dispose pas de ressources propres (d’après une enquête du ministère de la Solidarité). D’ailleurs, de nombreuses mères ayant accouché sous X accusent les services sociaux de les avoir influencées dans ce geste.

L’abandon d’enfant n’est pas une pratique récente. Mais la loi telle que nous la connaissons date du régime de Vichy, qui avait fait de l’avortement un crime passible de la peine de mort. Puisque les femmes pouvaient abandonner leur enfant, elles devaient le garder jusqu’à sa naissance. Cette loi est encore défendue par certaines féministes qui y voient un droit inaliénable de la femme.

“ Le droit de la femme : oui. Le droit de l’enfant : oui aussi et surtout !!! ” répond l’association D’origine inconnue, qui vient de se créer dans le nord de la France. “ Les chiens ont un arbre généalogique, explique Myriam, l’une des deux fondatrices. Pas nous. Cette association va nous servir à essayer de changer la loi mais aussi à exister, à être reconnus. ” Agnès et Jean, également membres de cette association, ont accepté de témoigner, pour rompre avec la culture du secret qui entoure les familles en France. Un reportage dans La Voix du Nord a déjà fait sauter quelques verrous : une trentaine de personnes ont appelé l’association, dont trois mères de l’ombre, des parents adoptifs, des enfants nés sous X, des enfants issus de la Ddass sans filiation. L’Interdit donne à son tour longuement la parole à Myriam, Agnès et Jean. Ils racontent leurs recherches, leurs angoisses et leur envie de retrouver une identité volée.

Agnès, 30 ans

“ On m’a toujours dit que j’étais né sous X. Mes parents adoptifs ne m’ont pas caché le mystère de mes origines. J’ai vécu une adolescence difficile, j’étais mal dans ma peau, agressive, instable. J’ai mené une vie terrible à tout le monde. Quand je suis devenue mère à mon tour, j’ai décidé de commencer une recherche sur mes origines. A la Ddass, on m’a répondu que mon dossier était vide et que je n’étais qu’un numéro. C’était il y a dix ans.

Il y a six mois, je me suis montrée plus insistante, si bien que j’ai enfin pu voir mon dossier. Vide ? Il est épais de trente pages : il retrace l’historique des différents placements et recèle un rapport psychologique de zéro à cinq ans (j’ai été adoptée à l’âge de cinq ans). Surtout, j’y ai trouvé un papier avec le prénom de ma mère naturelle, “ Joëlle ”, et sa situation au moment de ma naissance, “ mariée, en instance de divorce ”. Comme sur ma carte d’identité il est écrit que je suis née à Bourges, j’ai recherché méthodiquement toutes les Joëlle de Bourges.

J’en ai trouvées 25. J’ai demandé à ma copine Myriam de les appeler, c’est trop dur toute seule. Les vingt-trois premiers coups de fil n’ont rien donné : les gens écoutaient l’histoire et répondaient par la négative. La vingt-quatrième a fait répéter puis nous a raccroché au nez. Je lui ai alors écrit une lettre. J’ai reçu très vite une réponse où cette dame se justifie, nie, se contredit. Je me suis focalisée sur cette piste.

J’ai épluché le Code civil, où j’ai appris que je peux demander l’extrait de naissance d’une personne sans la prévenir. Je veux vérifier que cette dame a divorcé en 1971, ce qui serait une preuve. J’ai trouvé sa commune d’origine. J’attends d’avoir le document.

Entre temps, je suis allée la voir. Elle m’a fait entrer et m’a dit qu’elle était perturbée par la situation. J’attends d’avoir confirmation que c’est elle. Alors je retournerai à Bourges pour lui montrer.

Tant pis si elle me claque la porte au nez. L’important c’est de l’avoir vue. Pour l’instant ma mère n’était que quelque chose de flou, même pas une image. Si c’est elle, je ne l’appellerai pas maman : mes parents adoptifs sont mes vrais parents. Je ne cherche pas une mère mais mes origines. En revanche, j’aimerais bien entrer en contact avec mes éventuels frères et sœurs.

Être dans cette situation influe sur le caractère. J’ai un gros manque de confiance en moi, une grosse souffrance. Je me sens toujours sur la corde raide quand on me déprécie. J’ai besoin d’en parler et d’agir maintenant. Si la piste actuelle n’aboutit pas, je recommencerai à zéro. Je ne lâcherai jamais le morceau. De toute façon, on reste marqué à vie : des gens de 75 ans m’ont appelée pour devenir membre de l’association.

Pour savoir qui on est, il faut savoir qui on a été. Si on replante une fleur sans racine, elle ne peut pas repousser. Pour nous, c’est pareil. J’ai eu hier un homme au téléphone pour l’association qui trouvait fou qu’on parle de traçabilité pour la viande alors qu’elle n’existe pas pour les hommes. Dans l’administration, tout le monde sait tout de nous, mais il faut se battre pour qu’on nous explique. Ne pas savoir d’où l’on vient, c’est être face à un trou noir. Je paye tous les jours le simple fait d’être née. ”

Myriam, 32 ans

“ A en croire ma carte d’identité, je suis née le 17 juin 1968 à Lille. Je viens d’apprendre qu’en réalité je ne suis pas née à Lille. Pendant 32 ans j’ai cru à un mensonge, c’est une trahison. Mais il y a une loi qui existe qui permet de changer le lieu de naissance des enfants abandonnés pour brouiller les pistes. Parfois on change les dates de naissance. Ce qui fait que j’ai toujours un doute le jour de mon anniversaire : et si c’était la veille ou le lendemain ?

J’ai été adoptée à l’âge de 3 ans et demi. Quand j’ai eu six-sept ans, j’ai commencé par poser des questions à mes parents : je n’avais jamais vu de photos de moi bébé, ils ne m’avaient jamais raconté comment je suis née, j’ai trouvé cela étrange. Mes parents m’ont alors raconté que j’avais été adoptée, et que ma mère était inconnue. Ça s’est passé un dimanche matin, et ensuite on n’en a plus jamais reparlé.

Je me suis mariée, j’ai eu des enfants. Mais il y a deux ans j’ai développé un psoriasis. Je suis alors allé voir une dermatologue : elle m’a prescrit des médicaments mais, au fil des consultations, elle m’a fait comprendre que les raisons de cette maladie étaient sans doute psychologiques. Alors j’ai cogité et j’ai décidé d’entamer des recherches.

Mais à Lille il faut un délai de huit mois avant de voir son dossier : les employés de la Ddass chargés de ces affaires ne sont que deux ! Huit mois à attendre, c’est une torture quand on a pris sa décision. Tous les jours je pleurais. Alors j’ai insisté et ils ont accepté de me recevoir au bout de deux mois.

Avant d’y aller, j’ai parlé avec quelqu’un qui m’est très proche dans ma famille de ma prise de conscience. Elle a été soulagée : elle pensait que je n’étais même pas au courant. Elle m’a alors donné des éléments importants en m’expliquant que le nom de ma mère de naissance était d’origine polonaise et que j’avais une sœur aînée. J’ai trouvé ça merveilleux : j’ai décidé de la retrouver, j’ai toujours rêvé d’avoir un frère ou une sœur. A la Ddass, ils m’ont confirmé l’existence de cette sœur, dont ils m’ont donné le prénom et la date de naissance. Ils m’ont aussi donné l’identité de ma mère.

Mais pour que deux personnes soient mises en relation, il faut que les deux aient fait une démarche auprès de la Ddass. C’est la loi. Ils ont cherché le dossier de ma sœur Corinne et ils n’ont pas réussi à le trouver. Ils m’ont alors expliqué qu’ils ne pouvaient pas la joindre comme ça, qu’il fallait l’autorisation des parents adoptifs. Ils ont entamé une recherche, j’ai dû attendre encore pendant des mois. Ils ont finalement retrouvé son père adoptif, qui est veuf, et qui a refusé : il ne veut pas que sa fille soit au courant. Cela me met très en colère, mais encore une fois, c’est la loi. Une fois adoptés, les enfants ne sont plus frères et sœurs : le droit d’adoption remplace le droit de filiation.

C’est dire s’il y a un combat à mener pour changer de culture… Vous savez, ça ne m’amuse pas de raconter ma vie à tout le monde, mais je le fais pour que tout ça change. Aujourd’hui, on me propose un rendez-vous chez le procureur pour essayer de débloquer l’affaire. Actuellement, je ne cherche pas ma mère, mais ma sœur.

Avant je n’arrivais pas à parler de mon histoire, même avec des gens très proche ou des amis. Mes parents adoptifs m’ont inconsciemment culpabilisée en entretenant le secret autour de mes origines.

Tout le monde me dit : “ tu viens de rien ”. Je veux que ce “ rien ” se transforme. Je n’ai pas de passé, c’est du blanc, comment puis-je me construire ? On ne m’a jamais rien raconté sur mon enfance : ma vie, c’est des papiers administratifs. C’est terrible de ne pas savoir où on en est. Quand j’ai rencontré mon mari, je me suis par exemple demandé si ça ne pouvait pas être mon frère. J’ai appris que ma sœur avait trois enfants, qui sont donc des cousins pour mes enfants. Je ne trouve pas juste que mes enfants soient privés de leurs cousins.

Construire une famille était très important pour moi, je n’aurai jamais pu vivre seule. Ma personnalité rendait obligatoire le fait d’avoir des enfants. Ma vie, c’est ma famille. Pourtant, mes grossesses ont été difficiles : j’avais peur de ce que j’allais mettre au monde, peur de cet inconnu.

Ne pas savoir, c’est ne jamais être tranquille. Ce n’est pas une question, mais des milliers de questions. Tous les jours on rencontre quelque chose, quelqu’un, qui nous demande à qui on ressemble. On ne cherche pas à retrouver un lien maternel, on veut des réponses. Moi j’ai rien fait, j’ai rien demandé. Je suis venue au monde autrement que les autres, c’est mon seul tort. Le code de la famille affirme “ tous les enfants naissent égaux ”. C’est faux. ”

Jean, 35 ans

“ J’ai un nom qui n’est sans doute pas le mien. Lorsque je suis né, ma mère était divorcée depuis deux mois, mais séparée de fait depuis quatre ans. Pourtant, la loi m’a donné le nom de cet homme, que je n’ai jamais connu. Et ce nom est aussi le nom de ma fille et de ma femme.

Je me suis toujours demandé quel était mon vrai nom. Mais je n’étais jamais déterminé à aller jusqu’au bout : on a toujours peur que le passé nous rattrape, que des choses inconscientes reviennent à la surface, peur aussi de gêner les autres. Je comprends ceux qui ne comprennent pas ma situation : elle est inimaginable. Mais je n’admets pas que des gens se mettent sur mon passage, par hostilité ou indifférence.

Ne pas savoir est profondément angoissant. J’ai effectué des recherches dans les archives. J’ai retrouvé l’orphelinat où ma mère m’a placé lorsque j’avais huit ans : revenir sur les lieux a été extrêmement difficile.

J’ai demandé récemment à porter le nom légitime de ma mère. J’ai été débouté par le tribunal. Je demande l’abolition de ces vieux articles de loi qui imposent le mensonge. ”

• D’origine inconnue. 13, rue Louis Deledalle, 59390 Sailly-lez-Lannoy. Tél. : 06.64.28.89.49.  • Sur le site de l’association pour le droit à la connaissance de ses origines, on trouve un fichier qui regroupe les coordonnées de naissance des personnes recherchées et des personnes recherchant leurs origines.

LA LOI VA CHANGER

Ségolène Royal a présenté le 31 mai dernier à l’Assemblée nationale un projet de loi qui tente de faire évoluer la situation actuelle mais sans remettre en cause l’accouchement sous X. Le texte propose la création d’un Conseil national pour l’accès aux origines personnelles, chargé d’aider dans les recherches et d’organiser les éventuelles médiations. Ce Conseil devra également tenter de convaincre les mères, le jour de la naissance, d’autoriser un jour leur enfant à accéder au dossier le concernant.

La France n’avait pas tellement d’autre choix que de faire évoluer la loi : elle doit respecter la convention de La Haye qui stipule que les Etats “veillent à conserver les informations qu’elles détiennent sur les origines de l’enfant et assurent l’accès de l’enfant à ces informations”. Notre pays est d’ailleurs le seul pays européen, avec l’Italie et le Luxembourg, à permettre l’accouchement sous X. C’est aussi le seul à organiser systématiquement la destruction de la filiation d’un enfant. L’exemple des Etats-Unis pourraient permettre de dépasser le compromis actuel : de l’autre côté de l’Atlantique, la mère a le droit d’établir sa maternité et de choisir la famille qui va adopter son enfant. Des études ont établi que les relations entre la mère de sang et les parents adoptifs se distendent rapidement et finissent même par disparaître. Mais les enfants connaissent leurs origines.

 

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