Dans Études 2007/9 (Tome 407), pages 187 à 199
Enfant de qui?
J’étais où avant ? », demande le petit enfant. « Dans le ventre de maman. » « Et avant ? » « C’était moi qui étais dans le ventre de ma maman, ta grand-mère. » L’enfant ne s’interroge pas – pas encore – sur le rôle du père, mais il est rassuré. Sous quelque forme que ce soit, la question de l’origine, de son origine, se pose un jour ou l’autre à chacun de nous : « Qui suis-je ? » ; c’est-à-dire : « D’où, de qui suis-je né ? Qui m’a créé ? » Question immédiatement suivie de : « Où vais-je ? », comme si la seconde lui était irrémédiablement liée et ne pouvait être « résolue » qu’en fonction de la réponse donnée à la première.
Au cours des âges et des civilisations, différentes formules ont été trouvées ou aménagées pour inscrire le nouveau-né dans la société, reconnaître sa filiation, en fixer les règles, s’efforçant de trouver des solutions aux cas qui sortent de la norme : enfants abandonnés, enfants adultérins, enfants adoptés… Il y a encore un demi-siècle, la question de la filiation ne se posait pas de façon aussi aiguë qu’aujourd’hui : la science et la technique (contraception, interruption volontaire de grossesse, insémination artificielle), l’évolution de la société (divorces, familles recomposées, adoptions plus fréquentes) et la revendication des homosexuels de devenir des couples avec enfants ont brisé les repères de jadis, franchi des lignes rouges qu’on croyait intangibles et ouvert d’innombrables débats éthiques et juridiques.
La psychanalyste que je suis est à l’écoute de celles et ceux qui, quelle que soit leur situation (mère, père, enfant), s’interrogent sur cette filiation, sans laquelle on ne peut pas être ce que l’on est ou veut être. Et, entendre ceux qui ont eu une filiation blessée ou parcellaire ne peut que conduire à s’interroger sur un avenir où l’enfant risque d’être privé de tout ancrage, de tout passé.
Les secrets de famille
L’inquiétude ou l’angoisse ressentie devant les nouvelles formes de parentalité ne devrait pas nous faire idéaliser le passé (temps soi-disant béni !) et la famille d’antan, majoritairement encore celle d’aujourd’hui. Plus que d’autres, nous, psychanalystes, savons ce qu’il en est et combien de souffrances elle a provoquées et provoque encore. Les analysants, révélateurs de ce qui est latent, plus ou moins refoulé chez la plupart des gens, nous donnent à connaître les douleurs liées à la recherche de leur histoire personnelle. Ils ressentent la nécessité de se situer dans le passé et le présent familial pour parvenir ensuite à prendre en main leur propre vie. La question des origines est toujours présente dans les cures, où, parfois, le patient se crée des parents imaginaires. Ces constructions, fantasmatiques mais significatives – ce « roman familial », comme disait Freud –, ne constituent qu’une étape avant l’acceptation de la réalité.
Le travail analytique conduit l’analysant à lever le voile sur des secrets de famille moins rares qu’on ne croit, soigneusement dissimulés : premier mariage du père ou de la mère, suicides, avortements, enfants adultérins, attouchements sexuels, meurtres même, ayant touché la génération des parents, celle des grands-parents. La levée des secrets n’est pas sans conséquence : une jeune femme avait ainsi découvert au cours de son analyse que sa mère avait avorté sept fois de la main de son mari, médecin, avant de lui donner la vie. Elle comprenait enfin pourquoi elle se sentait une survivante, en sursis, attendant l’autorisation de vivre. Elle comprenait aussi les rêves étranges qui la hantaient, où des ombres lui demandaient des comptes. Une autre fois, c’est un jeune homme qui découvre que son frère aîné n’est pas le fils de son père mais le fruit d’une liaison de sa mère avant mariage ; ainsi s’expliquait nombre de fonctionnements familiaux, à commencer par la relation exclusive de la mère et du frère. Il est rejeté par la famille pour avoir voulu en parler. La mère de cette patiente lui révèle qu’elle a été systématiquement et longtemps violée par ses frères. Un autre découvre que son grand-père est un ancien prêtre, raison pour laquelle, lui et sa descendance, sont mis à l’écart de la famille. Une autre encore que son grand-père est mort, abandonné de tous, à l’asile, devenu « fou » à la suite de la guerre de 1914.
Le pacte du silence ne s’effectue pas toujours autour d’un épisode « honteux ». Nombre de familles d’émigrés, dans le souci de permettre une meilleure et plus rapide insertion de leurs enfants dans la société française, ont volontairement coupé toute racine avec le pays d’origine… Ce silence est à rapprocher de celui des déportés, des familles dissimulant leur origine juive, des combattants de la guerre d’Algérie, etc.
Plus banalement, on peut être confronté à une réalité qui dérange et contre laquelle on se révolte. Un patient dissimulait ainsi à autrui ses véritables origines : fils d’un docker alcoolique et d’une femme de ménage, il s’était créé de toutes pièces une autre hérédité.
Quelle que soient les diversités, et même lorsqu’il ne s’agit que de cas en apparence banals (dans la spécificité de chacun, aucun ne l’est), il s’agit, pour chaque individu, de trouver sa légitimité à exister. Ainsi, en fin de cure, les analysants font-ils souvent des rêves où ils se donnent naissance à eux-mêmes comme s’ils avaient enfin trouvé leur place pour reprendre le cours de leur vie et devenir ce qu’ils sont. C’est bien ce dont il s’agit finalement : s’autoriser à vivre en acceptant d’où l’on vient, sans s’y aliéner, en y puisant la force d’aller de l’avant.
Enfant adopté enfant partagé
Les enfants adoptés se posent inévitablement la question de leur origine, mais ils y répondent de diverses manières. Tous ne cherchent pas à la connaître : « Pourquoi irais-je rechercher celle qui m’a abandonnée ? », dit celle-ci ; tandis que cet homme d’une trentaine d’années refuse même d’entendre la question : ses parents sont ceux qui l’ont accueilli et élevé. De même cette jeune femme, vietnamienne, ne manifeste aucun intérêt pour le pays qui l’a vu naître. Ce refus de connaître son origine biologique ou son pays de naissance est-il à prendre comme un déni ? Un rejet répondant à l’abandon ? La marque d’une adoption réussie rendant toute autre filiation inutile ? Il est difficile de répondre, étant donné la spécificité de chaque cas. Le fait est que la question de l’origine biologique peut se poser à différents stades de la vie, par exemple à l’occasion d’un mariage, d’une grossesse, d’une paternité ou d’une maladie.
« Quelquefois, je pense, dit Hélène, à celle qui m’a mise au monde. On m’a portée dans son ventre. J’ai tapé dans son ventre. Je me suis retournée dans ce ventre. Ça me paraît bizarre de me dire que j’ai été portée comme tout le monde et qu’elle a accouché… Parfois, je m’interroge : Pourquoi suis-je comme je suis ? D’où vient mon sacré caractère ? Ça me servirait de savoir : je tiens ça d’elle, de lui… Je culpabilise d’être comme je suis, je n’ai rien à quoi me raccrocher… Ça m’enlèverait de la culpabilité de savoir… En même temps, je ne sais pas si j’en ai envie… J’ai envoyé les papiers d’adoption, mais je suis dans un double mouvement envie/pas envie de savoir. J’ai été adoptée à 6 mois… Avant ? Rien. Tu nais et tu es lâchée dans la nature, dans le monde. Tu n’as pas de lien. J’ai un manque de ce rien. Mais comment peut-on avoir un manque de ce qu’on n’a pas connu ? Ma mère m’a dit que quand elle est venue me chercher, elle avait été frappée par mon regard, dur, inquisiteur, et je n’ai pas souri avant dix-huit mois. Mon regard surveille… Je surveille tout, je n’en ai pas l’air, mais je suis toujours en alerte. Mon regard glisse, vous ne l’avez pas remarqué ? Je ne regarde pas en face. Je ne veux pas qu’on lise dans mon regard… » Quelle réponse apporter à ce « rien » d’Hélène, à ce manque de sécurité originelle ?
Les parents ne font plus mystère à leur enfant des circonstances de son adoption et, quand ils viennent de l’étranger, ils lui parlent du pays où il est né et où il a vécu quelque mois ou plusieurs années, de sa culture, etc. Ils en font « trop » parfois, ou peut-être trop tôt, à un moment où l’enfant souhaite surtout être conforté dans le lien adoptif, s’intégrer, être comme les autres. Victor, 12 ans, était ainsi persuadé que ses parents partaient avec lui au Brésil pour l’abandonner de nouveau. Or, c’est cet abandon premier qui reste traumatique, ainsi que le véritable enjeu de la relation adoptive : « Pourquoi m’as-tu abandonné ? » et « Pourquoi m’as-tu choisi pour être ton enfant ? »
En arrière-plan de toute adoption flotte l’image des parents biologiques : une autre filiation eût été possible pour moi, pense l’adopté, tandis que la mère songe que l’autre femme eût peut-être été meilleure qu’elle. Chantal a adopté une petite fille. A quinze ans, celle-ci se révolte de façon violente, fugue, revient, injurie : « Tu n’es pas ma mère, tu n’as aucun droit sur moi… » Chantal prend sa fille dans ses bras, l’étreint avec force, la presse, la maintient contre son ventre, ses seins, la regarde, lui dit : « Je t’interdis de dire ça, tu es ma fille, mon enfant… » Cette affirmation, ce corps-à-corps par lequel Chantal « enfantait » sa fille, a permis que le dialogue se réinstalle : la fille ne doutait plus du désir et de l’amour de sa mère.
Car, les enfants adoptés ont besoin que leurs parents leur expriment clairement le désir qui est à l’origine de leur adoption : « Les enfants adoptés, très férus de paroles claires sur leur compte, ne reculent devant rien pour en entendre parler. Eux qui ne sont pas nés du corps de leur parents veulent savoir comment ils donnent sens à l’origine de leur histoire commune. Rien à voir avec les origines dites « biologiques » revendiquées à grand renfort de couverture médiatique.
Rares sont ceux qui retrouvent quand ils les cherchent leurs parents biologiques. Barbara Monestier, Chilienne adoptée à l’âge de quatre ans. Céline Giraudarrachée, nouveau-née, à sa mère biologique par des trafiquant d’enfants – et Serge Legrand, petit Français adopté à l’âge de six ans, racontent chacun la longue quête qui fut la leur et la nécessité intérieure qui les contraignait à cette recherche. Ces trois ouvrages, comme les nombreux récits dont nous avons eu connaissance, font état de l’incontestable apaisement dû à ces retrouvailles : c’est la fin de la quête. Parfois, celles-là se suffisent à elles-mêmes et n’inaugurent aucune relation future. Ainsi en est-il de Serge Legrand : « Comment imaginer que je suis son fils ? que j’ai été un bébé dans ses bras ?… Qu’est-ce qui fait d’elle ma mère dans la vie que j’ai eue, hormis ce très ancien moment où elle m’a mis au monde ?… C’est mon ex-mère qui me fait face. Elle a été remplacée après avoir cessé d’exister… Car une mère, j’en ai une. Et un père. Qui ont joué leur rôle difficile, qui m’ont aidé à grandir et à devenir ce curieux personnage qu’ils ont du mal à reconnaître. »
Même lorsque des liens se nouent (« Ma mère biologique… a eu des gestes très affectifs que ma mère ne me donne pas et que je lui réclame », dit par exemple Barbara Monestier), les parents adoptifs sont reconnus comme les véritables parents, et la vie se fait en France, le pays d’accueil, celui où se sont tissés les liens affectifs et culturels.
Renouer avec ses origines, les découvrir, n’a pas d’effet magique. Comme le dit encore Christian Flavigny : « Du biologique est espéré un facteur causal rassurant. Il est espéré lorsque la filiation n’est pas posée sur des bases solides. » A la quête des origines peuvent s’accrocher tous les fantasmes, toutes les raisons de la souffrance ou du malaise, et l’incapacité de prendre sa vie en main. Une fois la vérité dévoilée, et touchée la réalité, subsiste le manque comme pour tout un chacun, et la façon de vivre avec lui.
Naître sous X
Rien ne distinguerait les enfants nés sous X des enfants adoptés, n’était le débat qui s’est instauré en France depuis quelques années, où au droit des mères de naissance à garder leur secret s’oppose celui de l’enfant à connaître son origine.
D’anciennes mères ayant accouché sous X se sont regroupées en association : « Les mères de l’ombre » ; elles souhaitent retrouver leur enfant, s’élèvent contre les pressions familiales subies à ce moment-là de leur vie et dénoncent la manière dont elles ont été accompagnées lors de leur accouchement. D’autres (42 % des femmes concernées) demandent au contraire que la possibilité d’accoucher sous X soit maintenue. Lors d’une émission de France-Inter, le 10 juin dernier, consacrée à cette question, ces voix divergentes se sont fait entendre. Autant de cas particuliers et de souffrances dont il est difficile de tirer des conclusions générales. Au cours de l’émission déjà citée, deux femmes racontaient leurs retrouvailles avec leur enfant, l’apaisement de leur culpabilité, la reconnaissance envers la mère adoptive. Elles admettaient que les liens avec l’enfant retrouvé, s’ils étaient affectueux, n’avaient pas la proximité de liens maternels. Elles trouvaient cela normal, comme si elles ne pouvaient pas s’attendre à autre chose (« Ce n’est pas moi qui me suis levée la nuit pour lui donner le biberon et lui changer ses couches ») et que l’essentiel était que leur enfant aille bien et qu’elles aient pu lui raconter son histoire et le contexte de cet abandon.
Il en va donc de leur côté comme de celui des enfants : lever le secret est une étape fondamentale pour l’apaisement de la quête, pour mettre une réalité à la place d’un blanc ; mais le lien avec la mère biologique reste relativement distant, et les retrouvailles ont rarement un effet miraculeux.
L’une des participantes à l’émission revendiquait, elle, son geste et souhaitait le maintien de l’accouchement anonyme. Selon elle, la société ne supporte pas l’idée de l’abandon : « Le plus dur, ça a été mon séjour sous X. J’ai eu droit à tous les préjugés, à des insultes… Faut pas toucher à la maternité, c’est sacré. C’est indigne dans l’opinion. On dit que la femme a été abusée ou violée, c’est ce qui permet à l’opinion publique de nous excuser. On assujettit toutes les mères de naissance à des victimes ; moi, je m’insurge contre ça. Je l’assume pleinement. Je l’ai pas fait à la légère. »
Peut-être faudrait-il reconnaître que, parallèlement aux femmes qui désirent des enfants et qui sont prêtes à tout pour en avoir, il y en a d’autres qui se savent ou se découvrent dans l’incapacité d’assumer leur maternité. Toute femme n’est pas une mère potentielle. Au cours de ma carrière, j’ai connu plusieurs femmes qui avouaient (s’avouaient ?) leur impossibilité à nouer des relations avec leur enfant. Elles avaient donné naissance par devoir ou convention sociale ; elles n’étaient pas mères.
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